Des signaux satellites dirigés dans la mauvaise direction soulèvent des questions techniques et géopolitiques à propos du programme Starshield de SpaceX.
Une constellation espionne qui trouble les fréquences
Depuis mai 2024, le gouvernement des États-Unis déploie progressivement, via SpaceX, une constellation militaire nommée Starshield. Dotée de centaines de satellites en orbite basse, cette infrastructure vise à fournir une couverture mondiale de surveillance et de renseignement en temps réel. Mais une anomalie découverte par un astronome amateur canadien est venue perturber ce tableau parfaitement scripté.
Le 17 octobre 2025, Scott Tilley, spécialiste du pistage satellitaire, identifie que plusieurs satellites Starshield émettent des signaux dans une gamme de fréquences habituellement réservée à l’envoi de commandes depuis le sol, entre 2025 et 2110 MHz. Problème : les signaux proviennent cette fois directement de l’orbite vers la Terre.
Un usage des fréquences à contre-emploi
Traditionnellement, la bande 2025–2110 MHz est utilisée pour les communications ascendantes (uplink), c’est-à-dire pour envoyer des instructions aux satellites. Or, les transmissions observées sur cette bande par Starshield vont dans le sens inverse. Elles constituent une inversion qui n’a été ni notifiée, ni autorisée par l’Union internationale des télécommunications, l’organe onusien chargé du bon usage du spectre radio mondial.
Tilley a recensé plus de 170 satellites Starshield actifs émettant ces signaux. Ils changent régulièrement de fréquence, ce qui complexifie leur suivi. Cette dynamique pourrait être un mécanisme d’obfuscation numérique visant à déjouer toute tentative d’interception ou de brouillage.
Un vide réglementaire à l’échelle mondiale
Aucune coordination internationale préalable n’a été effectuée concernant cette utilisation particulière du spectre. L’administration américaine, à travers le National Reconnaissance Office (NRO), reste silencieuse sur ces signalements. De leur côté, les entreprises et gouvernements exploitant ces bandes rencontrent désormais des risques d’interférences potentiellement critiques.
Selon Kevin Gifford, professeur spécialiste des interférences spatiales, « la probabilité d’un impact tangible existe », sans pouvoir en évaluer précisément l’étendue pour l’instant. Il ajoute que ce phénomène pourrait troubler le fonctionnement de satellites utilisant les mêmes fréquences pour des services civils, scientifiques ou de défense non américains.
Une architecture militaro-industrielle en expansion rapide
Fruit d’un contrat de 1,8 milliard de dollars signé en 2021 entre SpaceX et le gouvernement américain, Starshield matérialise une intensification sans précédent des capacités de renseignement militaires américaines. Ces satellites reprennent l’architecture générale de Starlink, avec des systèmes dérivés de cette constellation commerciale, mais sous contrôle direct de l’appareil d’État.
Déployée par vagues régulières depuis mai 2024, la constellation est censée permettre une vigilance mondiale ininterrompue, capable de détecter les missiles hypersoniques en vol ou de transmettre des images en direct de zones de conflit. L’enjeu stratégique est immense dans un monde de plus en plus marqué par les rivalités orbitales.
Entre souveraineté nationale et responsabilité commune
Le choix unilatéral d’émettre dans une gamme protégée soulève une question centrale : la gestion collective de l’espace est-elle encore réelle, ou bien en voie d’érosion rapide face aux logiques de puissance ? Le manque de transparence sur ces signaux et l’absence de registre dans les fichiers de l’UIT réduisent les marges d’action diplomatique. L’externalisation de systèmes militaires à des acteurs privés, comme SpaceX, ajoute une couche de complexité supplémentaire.
Derrière le silence apparent des autorités américaines, certaines hypothèses circulent. Il pourrait s’agir d’une option défensive visant à sécuriser les communications sensibles contre de potentiels brouillages. Mais la méthode soulève des doutes quant à la volonté de respecter les cadres normatifs partagés.
Une situation inédite devant les instances internationales
À ce jour, ni l’UIT ni les agences spatiales partenaires n’ont communiqué officiellement. Une éventuelle initiative légale ou diplomatique devra trancher une question inédite : un État peut-il, sous couvert de sécurité nationale, modifier unilatéralement les règles d’usage du spectre en orbite au détriment des autres utilisateurs ?
Alors que d’autres puissances investissent dans leurs propres constellations, cette affaire pourrait marquer un tournant vers le déclin des mécanismes de régulation collectifs. L’espace devient le théâtre d’une compétition technologique et juridique qui échappe de plus en plus aux principes établis.
Des signaux à surveiller de près
L’approche de SpaceX et du NRO, analysée comme un « fait accompli » par certains, marque une nouvelle ère dans l’exploitation des orbites basses. Le précédent créé par Starshield soulève des enjeux transversaux entre souveraineté nationale, innovation technologique et responsabilité internationale.
La communauté spatiale internationale devra, tôt ou tard, affronter cette réalité : sans cadre commun renforcé, l’orbite terrestre pourrait rapidement devenir un territoire disputé, où les règles s’écrivent en fonction de la puissance de lancement plus que du consensus global.



